En ce matin de juin 1978, le carreau des Halles a l’aspect d’une énorme fourmilière, et pour cause, nous sommes samedi c’est-à-dire jour de grand marché .
Sur les quais et sous les arceaux, les nombreux grossistes et leurs équipes de ripeurs s’affairent à finir de décharger les poids-lourds, ranger, négocier, trier, peser et recharger dans des véhicules plus légers les marchandises à livrer toujours dans l’urgence.
Parmi les ripeurs (Ouvriers spécialisés dans la manutention) se trouvaient quelques personnages d’exception, je vais vous raconter aujourd’hui l’un des plus hauts « faits d’armes » de l’un d’entre eux, surnommé « Riton* »…
*Afin de ne pas nuire à sa réputation actuelle, j’ai volontairement dissimulé son vrai nom.
Il est environ 5h30…
Notre Riton s’emploie chez l’un des grossistes du Quai Galuperie. Comme il le précise lui-même (mais jamais devant son patron), son principal objectif consiste à « travailler intelligemment », c’est à dire de façon moderne, traduisez en évitant de trop en faire…
Ce jour-là, n’ayant personne disponible sous la main, son patron lui demande de prendre une palette de tomates, de la charger dans le fourgon puis d’aller livrer le tout au Printafix de la rue Orbe, mal lui en prit…
Riton fort de son sens inné de l’organisation et de son souci de l’optimisation, juge qu’il aura bien plus vite fait d’aller livrer la palette de tomates (environ 350kgs) directement avec le transpalette…
Il estime donc parfaitement inutile de perdre du temps (et surtout de se fatiguer outre mesure…).
C’est au moment où son patron entre dans la chambre froide que notre Riton profite de cette brève « fenêtre de tir » pour s’emparer du manche du transpalette et de son contenu sans se faire voir, puis commence à le tirer vers le pont Marengo (côté Musée Basque).
Bien entendu, l’ensemble étant trop lourd pour un seul homme aussi costaud soit-il, notre Riton nous fait un signe discret pour que nous lui donnions un coup de main.
J’avoue que même à trois, nous avons eu peine à parvenir en haut de la pente.
Une fois notre Riton et son attelage sur le pont, nous retournons rapidement finir de décharger le camion en cours sur le quai devant chez Yves Metge.
Une catastrophe annoncée
Nous n’avons pas le temps d’arriver qu’un énorme fracas suivi d’un impact nous cloue sur place !
Notre premier réflexe est de nous retourner pour voir si c’est le pont ou un immeuble qui s’est effondré, mais rien…
Ce n’est qu’une fois revenus au pas de course sur le pont Marengo que nous prenons conscience du préjudice, presqu’en même temps que… le patron de Riton alerté lui aussi par cet énorme fracas !
En bas du pont côté « Bazar Central », s’étend devant nous une véritable scène d’apocalypse.
Le transpalette a fini sa course encastré à 45° dans l’entrée du magasin , non sans avoir éjecté auparavant les 350kgs de tomates !
Comme vous vous en doutez ces dernières se sont, soit écrasées net (donc sans souffrance), soit ont roulé, ou sont encore en train de le faire sur un espace qui n’en finit pas de s’agrandir…
Mais où est passé Riton ?
Pas bien loin, en fait notre livreur de choc est assis sur les marches du pont, en train de tirer fiévreusement sur une « Gitane » contemplant d’un air hébété le spectaculaire épilogue de son coup de fainéantise.
Lorsque son patron furieux l’interroge sur la raison du carnage, il lui répond d’un air aussi détaché qu’innocent « comprend pas ce qui s’est passé, sans doute un trou sur le pont, vu son état d’entretien ça ne m’étonnerais pas ! »
Préférant éviter toute échange qu’il n’est même pas sûr de remporter connaissant le lascar au champ lexical inépuisable , le patron désespéré retourna au magasin tout et se demandant comment il allait bien pouvoir expliquer cette « bavure » à son assureur.
Tout le monde mit la main à la pâte (si j’ose dire) afin de récupérer le plus grand nombre de tomates possible, mais en pure perte car la circulation et l’agitation à cette heure sont trop intenses.
Vers 8 heures du matin, rien n’est encore nettoyé, plus de 2 heures après l’incident le carreau des Halles a des faux airs de La Mongie en période de dégel, mis à part la couleur de la chaussée, des trottoirs, du quai…
Les voitures, fourgons et autres camions n’ayant eu d’autres choix que d’avancer, ont écrasé au passage une quantité phénoménale de tomates, à tel point qu’une épaisse trainée rouge recouvre la chaussée du bas du pont Marengo jusqu’au bout de la rue Port de Castets d’un côté, et jusqu’au pont Pannecau de l’autre.
Il va de soi que le tour et même l’intérieur des Halles ont également bénéficié de cette piperade pour le moins inattendue.
De fait les crampons de 12 deviennent fortement recommandés pour les malheureuses mémés arrivées (trop) tôt faire leurs emplettes…
Pour l’anecdote, on ne sait pas comment elles sont arrivées là, mais on a même retrouvé des tomates sous les tables du bar « Chez Rémy » !
Mais que s’est-il donc passé ?
Souvenez-vous, nous lui avons donné un coup de main pour monter sur le pont, et l’entraide de l’époque est telle que nous sommes certains qu’il y aura des âmes charitables pour l’aider de l’autre côté, dans la descente… mais pas là… pas ce jour-là….
Au lieu d’attendre un peu que quelqu’un arrive, notre Riton, sûr de sa technique parfaite et téméraire de nature, a légèrement sous estimé la poussée avant d’entamer sa descente en solo, avec le transpalette et 350kgs de tomates tout de même !!!
Ce qui devait arriver arriva, ne parvenant plus à contenir la cargaison, et voyant la situation lui échapper, notre Riton n’a eu d’autre alternative que de jouer les écarteurs, façon Michel Agruna… avec le résultat que l’on connait.
Inutile de vous préciser qu’avant d’aller voir son assureur, le patron de Riton a sans délai tiré les leçons de cette mémorable aventure en lui interdisant « à vie » de s’approcher à moins de 5 mètres de tout transpalette.
Il lui a en quelque sorte retiré son permis (presque à point)
Il faut noter que Riton notre livreur de choc nous a fait connaitre d’autres grands moments, l’épisode de la palette de tomates ne constituant qu’un échantillon pour ne pas dire un concentré, car un jour il a fait mieux, bien mieux, mais ça c’est une autre histoire que je vous raconterais prochainement…
Autre anecdote :
Récemment lors d’un repas à la maison, lorsque je lui ai rappelé cet épisode peu glorieux, notre Riton m’a juré qu’il ne s’en souvenait pas, mais alors pas du tout, que j’avais du « rêver » ! Bonne foi quand tu nous tiens…